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Reveltown - Fictions d'Elisha Johnson
18 juillet 2014

Battre la peur - chapitre second.

  Damian est parti. Sans un mot, sans un au revoir. C’est ça façon de faire, il se moque de tout. Il a fait ses bagages, et il est parti. Seul, dans la nuit, puisque c’est au matin que son absence s’est fait remarquer.  La veille au soir, lors du dîner, il était là. Comme toujours, à sa place, celle qui est en face de moi. Et comme toujours, il ne m’a pas jeté le moindre regard. Sait-il seulement que j’existe ? Chaque jours étant similaire au précédant, nous avions mangé sans dire un mot. Il n’y a que Mère qui, bavarde qu’elle est, ne s’arrêtait pas de piailler. Ses monologues se font de plus en plus complexes, et de plus en plus futiles chaque jour. Cela doit faire bien longtemps que Père ne l’écoute plus. Il ne fait même plus semblant. S’ils ne s’aiment plus, pourquoi se forcent-ils à vivre l’un près de l’autre ? Et se sont-ils même un jour aimés ? Père avait déjà cette expression froide, et fermée, sur les photos de mariage. Et mère avait celle de ne s’apercevoir de rien, comme si le monde, autours d’elle, n’avait toujours été qu’une illusion. Damian tient beaucoup d’elle. Pour lui, il y a lui-même, Clarence, et, tout autour, le monde. Je n’ai pas ma place dans un tel système. Je ne suis qu’une des ombres qui passent, parfois, dans son champ de vision, et qu’il remarque à peine. Il aurait au moins fait semblant de m’aimer, comme il le fait si bien, si je lui avais été utile. Il ne m’a même pas dit au revoir, quand il est parti. Je ne sais même pas où il est allé. Je ne sais même pas s’il prendra la peine de revenir, un jour. Je les hais, lui et Clarence. Pourquoi m’ont-ils fait ça ? Pourquoi m’ont-ils laissé seul ici ? Ne suis-je pas le frère cadet, celui qui devrait être précieux et protégé ? Mais cette famille est malade. Elle est dégénérée. Elle a une maladie mortelle qui pousse à l’intérieur, qui la ronge, et qui détruit, les uns après les autres, chacun de ses membres jusqu’à l’extinction totale des March. Nous devons être victime d’une malédiction, sinon je ne vois pas pourquoi nous serions tous si haineux, vides, et brisés. Ou peut-être cela est-ce une question d’éducation. Une façon de vivre qui a été transmise de père en fils depuis l’aube des temps, ou peut-être même que c’est ainsi que nous devons vivre, chez nous : dans la colère et dans la peine. Mais qu’a-t-il, ce Dieu auquel tout le monde croit, contre nous ? Qu’avons-nous fait, ma sœur, mon frère et moi, pour naître dans cette famille-ci, de ces parents-ci, dans cette maison-ci, dans cette ville abominable, dans ce pays triste et gris, et avec, planté au cœur de notre cerveau à chacun, cette tare qui nous tue, mais lentement, à petit feu, et qui s’appelle March ? Je hais Dieu aussi.

 

   Damian est parti, sans dire un mot. Sans dire au revoir. C’est Anatole qui l’a découvert. Il allait le réveiller à six heures, comme tous les matins – Damian aime qu’on le lève tôt, parce que Damian est philosophe. Damian aime voir les rues de Londres se réveiller et Damian aime penser sous la brume. Damian aime juger les gens du haut du piédestal qu’il s’est inventé. Damian aime regarder la plèbe et se sentir atrocement supérieur. Damian aime détester le monde. Damian aime Clarence, et Damian mais son lit était vide, et froid. Ses tiroirs ouverts, et il en manquait la moitié de leur contenu. Deux vestes manquaient, ainsi que plusieurs de ses livres, de ses carnets de notes dans lesquels il passait toujours son temps à griffonner, et deux de ses plus belles paires de chaussures. Le lit n’avait même pas été défait. Ou peut-être l’avait-il juste refait correctement avant de s’en aller ? De toute façon qu’importe : il est parti, et c’est tout. Quand il s’est aperçu de sa disparition, Anatole est allé réveiller Père et Mère. Que lui ont-ils répondu ? « Anatole ! Laisse nous dormir, bon Dieu ! » Alors Anatole est allé frapper à ma porte. Je me suis traîné, à ses côté, jusqu’à la chambre de Damian, qui est de l’autre côté du couloir. Elle avait quelque chose en moins. Je n’ai pas réussit tout de suite à savoir quoi, et puis d’un coup, j’ai compris, et cela m’a fait un coup au cœur : la vie. Ces quatre murs, bleus pales, ce parquet de bois clair, ces rideaux tombant là, inanimés et lourds, comme des pendus, les baldaquins de son lit, son bureau délesté de toutes ces feuilles de notes qui y trainaient toujours… Tout, dans cette pièce, respirait à présent la mort. J’aurais pu en pleurer, si je n’avais pas été cette bête, incapable de montrer la moindre émotion pour quoi que ce soit. J’aurais dû en pleurer, si j’avais été un garçon normal. Je comprends qu’ils soient partis, et moi aussi, à leur place, j’aurais tourné le dos à tout ça : à cette maison et à ceux qui y vivent.

 

 Anatole se faisait du soucis, cela se voyait. Il avait déjà mal vécut la disparition de Clarence, alors celle de Damian avait réellement dû l’abattre. Le pauvre homme. Lui qui nous a toujours tant aimés et qui a tout fait pour nous faire grandir loin du schéma familial. Dévasté. C’est le mot qui convient pour décrire son regard, à cet instant où, tous deux sur le pas de la porte, regardions en silence les restes de Damian. Les quelques bricoles inutiles qu’il n’avait pas prit la peine d’emmener. J’étais une de ces bricoles inutiles, et il m’avait laissé là, seul, sans autre but que de prendre la poussière, avec ses jouets d’enfants et ses vieux habits abimés. Merci, ô mon frère, pour tant de considération ! Merci pour ton amour étouffant ! Merci pour tout, mon frère, et bon voyage ! J’espère que c’est en enfer, que tu te rends. C’est là où est ta place, et Clarence t’y attends sûrement. Je t’en veux pour tout le mal que tu as fait à Anatole. Clarence n’étant plus là, il n’y a plus personne pour prendre la peine de réconforter ceux qui vont mal, plus personne pour leur tenir la main, pour les prendre dans les bras, pour leur dire qu’un jour car elle en était persuadée les choses iront mieux. Alors, sans mot dire, j’ai juste donné à Anatole une tape sur l’épaule, je ne suis pas capable de plus, et j’ai tourné le dos à ta chambre pour retourner à la mienne, où je me suis rendormi paisiblement, et comme si de rien n’était. N’est-ce pas triste d’être déjà si mort de l’intérieur à seulement quatorze ans ? Mais je te copie, mon frère, comme je l’ai toujours fait, et moi aussi, je me moque de tout.

 

*

 

  Elisabetha est rentrée de chez sa mère. Cela tombe bien, j’allais commencer à me sentir un peu seul, dans cette grande maison. Elle était belle, quand elle est descendue de la calèche, avec ses cheveux blonds, blond du sable chaud, noués en deux tresses. Et ses joues étaient rosies par le vent frais de l’hiver anglais. Je suis allé l’accueillir à la porte, et elle m’a sauté dans les bras. Elle portait une nouvelle robe, je le sais parce que je connais toutes ses tenues par cœur. Celle-là était neuve, elle devait l’avoir reçue à Noel. Elle est blanche, avec un discret, et doux aussi doux qu’elle motif de petites fleurs pales. Ces couleurs lui vont à ravir, et en la voyant, j’ai cru voir une rose délicate poussant entre les pavés crasseux de la ville. Anatole a monté ses bagages jusqu’à sa chambre, dans le bâtiment des domestiques, car Mère refuse qu’une perceptrice dorme sous le même toit et mange à la même table qu’elle et son dégoût pour l’éducation. Elisabetha m’avait tant manqué pendant ces quelques semaines d’absence. Dès qu’elle fut rentrée, elle m’a dit qu’elle avait apprit pour la disparition de Clarence, Anatole lui avait envoyé la nouvelle par courrier. Elle en était désolée. Nous avions suivit celui-ci jusqu’à ses appartements, bras dessus bras dessous, comme deux vieux camarades. Car c’est un peu ce que nous sommes, des camarades. Père a exigé que mes cours reprennent le jour même, jugeant que trois semaines de vacances, c’est bien trop pour un garçon de mon âge. Avant d’avoir pu déballer ses bagages, nous nous sommes donc installés dans la bibliothèque et avons repris la leçon de latin là où nous l’avions laissé avant son départ. Elisabetha est une bonne professeure. Elle explique avec esprit et simplicité. Je me suis allumé une cigarette, pendant la leçon, et elle m’a regardé avec ce regard qu’elle a, quand elle est agacé, indescriptible car il lui est propre, en me disant que c’est une bien mauvaise habitude que j’avais pris. J’aime Elisabetha, mais elle est parfois bien trop sage.

  Je n’aime pas comment Père la regarde. Il la regarde comme si elle était une de ses putains, une de celles qu’il va voir dans les pubs du Londres malfamé où je le croise parfois. Je n’aime pas non plus comment il regarde Mère, comme si elle n’était rien qu’une effroyable vermine qu’il faudrait écraser. Je n’aime pas le regard que Père pose sur les femmes, comme si elles n’étaient rien, et qu’il était tout.

 

   *

 

  Pourquoi ne puis-je pas m’empêcher d’aimer les gens ? Je voudrais les haïr, les mépriser, mais, et sans m’en rendre compte, je les aime. J’aime Damian, lui qui ne m’a jamais rendu cette affection, j’aime Clémence, elle qui a toujours été si douce avec tout, et tout le monde. J’aime Anatole, qui nous a vu grandir, et je le pleins pour cela. J’aime, bien contre mon gré, Père et Mère, et je trouve toujours un moyen de tout leur pardonner. Parfois même, alors que je suis avec la bande, en train de boire et de jouer au poker dans les pubs, je lève les yeux et les regarde tous, ces voleurs et maraudeurs, qui sont mes amis, et je me surprends à me dire que je les aime. Il suffit pour cela que je vois chez quelqu’un une stupide trace d’humanité une expression de dégoût, devant quelque chose d’affreux, un sourire esquissé, un éclat de rire incontrôlé, des larmes que l’on ne peut retenir, des poings qui se serrent, un bâillement terriblement sincère qui trahit la fatigue contre laquelle on lutte, une expression de regret fugace, dans un regard, une gorge qui se noue face à la peur, car la peur est universelle et d’un coup, je ne peux m‘en retenir, je l’aime. Ou plutôt, j’aime ce qu’il y a d’humain et de vulnérable chez cette personne. J’aime voir que nous sommes tous égaux devant cette chose immuable qu’est la vie.

 

 *

 

  La journée d’hier fut harassante. Les gars et moi l’avons passé à courir. Je m’explique : après mes leçons du début d’après-midi, je suis allé retrouver la bande dans notre nouveau repère, un pub près des rives du Thames, tenu par l’oncle de Boris. Son oncle Russe, celui qui a une grosse cicatrice qui lui barre le visage sur toute une diagonale et qui sent constamment la vodka et la viande rouge. Ce type se fait appeler le requin du Thames, depuis qu’il est arrivé à Londres. Pas seulement à cause de son air carnassier, mais aussi parce qu’il s’est fait engagé par un riche aristocrate qui trempe dans des affaires plutôt louches pour être son garde du corps, la nuit. Les nuits sont dangereuses, dans certains quartiers de Londres. Et l’oncle de Boris prend son nouveau travail très au sérieux : il utilise une sorte de petite scie cranté pour découper certains membres de ceux qui doivent de l’argent à son patron. L’importance des membres coupés varie en fonction de la dette, alors pour untel ce n’est que quelques doigts, alors que pour untel autre, c’est une jambe entière. C’est la déchirure vile qu’il laisse sur ses victimes qui lui a valu ce surnom : comme une marque laissée par les dents d’un requin.

  Quoi qu’il en soit, nous nous y étions retrouvés. Toute la bandé était déjà là, quand je suis arrivé, à siroter du gin. Après en avoir bu quelques verres tous ensembles, nous sommes partis vers le port, bien décidés à chaparder quelques affaires appartenant à des touristes naïfs et trop peu attentifs. Nous sommes les meilleurs, dans le domaine du petit vol, et le butin fut à notre goût : deux montres à gousset en argent, trois bourses pleines de livres et une autre pleines de dollars américains, que nous avons tout de suite jetée dans les égouts, quelques mouchoirs en soie et une valise appartenant à une vieille dame assez stupide pour la poser à ses pieds en regardant ailleurs. Ce fut comme si elle nous l’offrait et que le bon Dieu nous criait : Allez-y ! Un présent ne se refuse pas, alors nous nous sommes servis. Mais un homme nous a vu au moment pile où, fier de lui, Jeremiah ramenait le bagage vers nous, qui l’accueillions avec des mines réjouîtes. Directement, ce cafard de la haute société se mit à hurler : « Au voleur ! Aux voleurs ! » en nous pointant du doigt. Deux policiers, sifflet à la bouche, se mirent à courir vers nous, suivit par cinq ou six hommes, tous bien déterminés à nous attraper. Sans même se concerter, nous avons détalé comme des lapins. Ou des lièvres, plutôt, car ces bêtes-là ont plus d’élégance. Jeremiah devait courir en portant la valise dans ses bras, ce qui ne l’aidait pas, et lui qui est d’ordinaire le plus rapide de tous se laissait distancer par Boris. Dans sa course, Tommy fit tomber une des bourses, qui s’écrasa au sol et fit couler son contenu d’or sur la chaussé. Deux des hommes qui nous suivaient s’arrêtèrent pour ramasser chaque pièce une à une. Ah, l’appât du gain… Les anges étaient en notre faveur. Nous sommes jeunes, et la vitalité que nous donne l’alcool compensait notre essoufflement de fumeurs, alors que les policiers, quant à eux, avaient bien du mal à nous suivre. Nous réussîmes à les perdre sans peine dans le labyrinthe des petites rues qui mènent jusqu’au cœur de la ville. La course poursuite avait bien duré vingt minutes et nous prîmes autant de temps à récupérer notre souffle, cachés dans une impasse, derrière les sacs de farines de la boulangerie de Monsieur Todd.

  Nous avons ensuite décidé d’aller au pub de la Vieille Chaumière, pour voir ce qu’il y avait de bon à prendre dans la précieuse valise et pour dépenser les deux bourses qu’il nous restait en tournées de gin, de rhum et de vodka. Simons nous y accueillit avec les manières qui lui sont propres, à base d’accolades à rallonge et d’embrassades, comme si nous étions de vieux amis qui ne nous étions pas vus depuis des mois. Nous nous étions vus l’avant-veille. Cet accueil chaleureux fait toujours le plus grand bien, surtout après une journée comme celle-ci, et c’est avec notre air provocant d’adolescents, sans peurs et prêts à défier le monde entier, que nous nous sommes installés à notre table, celle qui nous est réservée. Jeremiah posa la valise sur la table, et nous nous sommes mis à fourrager dedans. Mis à part quelques vêtements de qualité que nous avons décidé de revendre à bons prix, il n’y avait pas grand-chose d’intéressant ni d’enivrant pour les voleurs que nous sommes.

  C’était une soirée spectacle, au pub. Une jeune gitane, qui devait être à peine moins âgée que nous, dansait les danses du sud, dans une belle robe rouge, du rouge sang qui coule dans nos veines, accompagnée par le vieux Emeric qui jouait un air entrainant sur sa guitare. Elle devait venir des îles, sûrement même des Caraïbes, car elle avait les cheveux très noirs et la peau dorée. Elle avait aussi ce petit air pirate qui, du moins le pensions-nous, caractérisait les femmes de cette origine. Boris tomba immédiatement amoureux d’elle, et toute la soirée, alors qu’elle dansait sans qu’il ne puisse la lâcher des yeux, il répétait : « Je vais me marier avec elle, je dois me marier avec elle, etc. » Boris est amusant, quand il a trop bu. Après son spectacle, la gitane sortit par les coulisses et nous ne la vîmes plus. Mais Boris harcela Emeric et Simons de questions à son sujet, et les deux hommes lui tinrent le même discours : il s’avéra que selon eux, elle était  trop bien pour lui. La soirée se fini tard, et le soleil du lendemain se levait déjà sur notre Londres infâme, quand je rentrai à la maison. J’écris ces mots, il est l’heure du thé, et je suis encore saoul de la veille. La vie est douce, quand on est alcoolisé, et les heures sont sucrées et fugaces. 

 

*   

 

  Tante Eleanor est venue s’installer quelques jours à la maison. Mère et elle sont insupportables, on dirait des enfants. Père s’enferme dans son bureau et n’en sort plus, ce n’est seulement que pour aller vagabonder le soir qui laisse derrière lui la pièce qu’il enfume de tous ses cigares.

  Heureusement qu’Elisabetha est là. Je suis allé l’accompagner au marché, ce matin. Elle en est revenue les bras plein de bouquets de fleurs. Elisabetha adore les fleurs. Elisabetha est une petite fille qui a oublié de grandir, et parfois on pourrait croire que c’est moi l’adulte, et elle la jeune fille de quatorze ans. Comment était-elle à cet âge ? Je l’imagine marchant, seule, dans les champs qui encerclent la maison  de sa mère, à la recherche de trésors. Après ses longues promenades, elle devait surement rentrer avec des fleurs dans les cheveux. J’aimerais qu’elle en devienne une, comme ça je pourrais la cueillir et la mettre dans un vase, près de moi. Je m’en occuperais mieux que de ma propre vie, et chaque jour l’eau de la veille serait remplacée par une eau encore plus pure. J’aimerais qu’Elisabetha soit une fleur, comme ça elle serait à moi. Elisabetha va se marier. Son père lui a trouvé un époux. Elle va l’épouser, et elle va partir. Et alors Anatole et moi serrons seuls, dans cette maison froide,  vide de sens et de tout. 

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