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Reveltown - Fictions d'Elisha Johnson
19 juillet 2014

Grise était là - Chapitre premier.

  Grise était là. Debout, derrière le comptoir de la boutique, à regarder par la porte vitrée les passants qui avançaient sans la voir, têtes baissées et teints gris. C’est la ville qui les rend tristes, pensait-elle, qui leur pompe leurs âmes comme elle leur pomperait leurs énergies vitales. Plus des hommes, rien de plus que des ombres vagabondes, marchant vers ce qu’ils pensent être des buts, des devoirs, ou des obligations, mais qui ne sont que des chimères, des choses qu’ils se forcent à faire, des choses auxquelles ils se forcent à croire. Et combien, sur ces centaines de passants, pouvaient réellement prétendre à avoir visé leur rêve ? Et combien encore pensaient l’avoir réalisé ? Se réaliser, but ultime de l’homme. Et les voir ainsi pitoyables, cachés sous les parapluies qui les protégeaient des goutes tombantes des nuages noirs, lui rappelaient avec horreur et dégoût qu’elle était l’une d’entre eux, tout autant vide, froide, désespérée, morte.

  La porte s’ouvrit et la clochette tinta. Grise sursauta, car la boutique avait l’habitude d’être déserte, et recevoir un client, surtout par temps de pluie, quand les déplacements se font plus agaçants encore que par temps sec, est toujours surprenant. Une vieille dame, trempée jusqu’à la moelle, s’approchait d’elle en souriant. Elle n’avait comme unique protection contre la pluie qu’un chapeau ciré bleu et un épais manteau assorti. Le manteau, un peu court, laissait voir ses chaussures blanches et ses chaussettes de la même couleur qui lui arrivaient à mi-mollet, sur ses jambes faibles et flageolantes à la chair terne et molle. Une multitude de veines bleutées se dessinaient à travers sa peau et ses tâches de vieillesse. Le sourire doux et aimable qui lui barrait le visage, sa démarche un peu gauche - comme si elle menaçait de perdre l’équilibre à tout instant, et les gouttelettes qui roulaient sur ses vêtements avant de s’écraser au sol ne la rendaient que plus attendrissante encore. La vieille dame s’approcha jusqu’au comptoir, sur lequel elle posa ses coudes et ses avant-bras à l’horizontale. Grise esquissa un mouvement de recul puis  la regarda, dégoutée par cette face ridée et poussiéreuse qui se tenait à quelques centimètres d’elle. La vieillesse lui donnait la nausée, et les vieilles personnes plus encore.

  « Bonjour mademoiselle, lui dit la dame, je voudrais faire une photocopie s’il-vous-plaît. » Grise, qui n’était pas de nature loquace, et encore moins de nature aimable, soupira et lui répondit : « Noir et blanc ou couleur ?

  - Noir et blanc, cela suffira.

  - Quel format ? » La vieille dame hésita, soudainement désemparée : « Eh bien, je ne sais pas… format classique, de la taille du feuille de papier commune.

- On appelle ça de l’A4. » La vieille dame, qui n’avait pas perdu son sourire, rit un instant, et lui répondit : « Très bien, si vous le dîtes ! » Grise, qui s’était baissée sous le comptoir à la recherche de feuilles blanches de format A4 se releva lentement, fixant son interlocutrice de son regard le plus sombre et le plus froid, et, d’une voix glaçante, lui rétorqua : « Bien sûr que je le dis, ça fait dix ans que je travaille dans ce magasin de photocopies, je m’y connais quand même mieux que vous. » Elle contourna le bureau et se dirigea vers l’une des machines. La numéro cinq, c’était son chiffre favori. L’engin datait d’il y a des années, si bien que sa technologie avait depuis longtemps été dépassée. L’énorme photocopieuse était ternie par les jours et la poussière. Grise ouvrit un grand bac, sur un des côté, et y posa nonchalamment le bloc de feuilles qu’elle avait récupéré. Elle appuya ensuite sur un bouton et la machine, dans un tonitruant orage de rouages et de ferraille, se mit lentement en route. La cliente était restée au comptoir, et elle regardait la jeune fille s’activer. Sentant son regard sur sa nuque, Grise se retourna vers elle. Une seconde, elle dévisagea la vieille dame. Son air de grand-mère charmante avait, selon elle, quelque chose de louche. Personne ne sourit comme cela aussi longtemps, pensait-elle, et elle aurait tout parié sur la démence sénile. La machine continuait son vacarme, et quelqu’un de moins habitué que Grise aurait pu penser qu’elle allait exploser, et la vieille cliente restait là, accoudée au comptoir, à fixer la jeune femme en souriant. Grise finit par lui lancer : « Eh bien venez ! La photocopieuse ne va pas deviner ce que vous voulez qu’elle fasse ! » La vieille dame, amusée par sa propre étourderie, frappa son front de la paume de sa main en riant, puis s’approcha de la photocopieuse. « Alors c’est quoi, ce que vous voulez photocopier ? » Elle plongea une main tremblante au fond de la poche de son manteau, et en sortit, avec des gestes précautionneux, une petite photographie pliée en quatre. Les bords étaient cornés, et le dos de la photographie, jaunit. La vieille dame, avec la plus grande des attentions, dépliait l’image avec lenteur, comme si elle avait peur qu’en un instant elle se brise, et tombe en poussière entre ses doigts. Elle s’était recourbée par-dessus ses mains, comme pour mieux surveiller ses doigts, et l’objet si précieux semblait-il, qu’ils agrippaient.  

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